Le temple a été reconstruit récemment. Comme d’autres bâtiments, comme la cabane de Du Fu à Chengdu, il a été détruit souvent et souvent reconstruit. Les Chinois sont moins des bâtisseurs que des reconstructeurs. Détruire constamment leur permet de mettre en œuvre leurs prodigieuses capacités d’imitation et de répétition.
Le temple est en hauteur et est battu par les vents. Les gens de la région le connaissent surtout pour les prophéties et divinations qu’on vient entendre. Léa, la petite amie de Serge, y a déjà pris connaissance de son avenir : tout était mauvais, le boulot, l’amour, tout était promis à un échec retentissant. Heureusement qu’on ne croit à ces choses-là que lorsque cela nous arrange.
Le brouillard était d’une densité rare. Dans une cour, où je ne voyais que le contour d’un petit kiosque, je crus voir une forme humaine, ou un fantôme, partir obliquement vers la montagne.
Dans la première cour centrale, les visiteurs achètent de gros bâtons d’encens, l’allument dans la salle des bougies, où les gens pleurent à cause de la fumée, prient devant une pagode et jettent leur encens dans une grande chaudière sacrée. De la fenêtre de la chaudière, le voyageur se réchauffe à la belle lumière du feu qui, si le voyageur vivait au Moyen âge, se confondrait, à ses yeux, avec l’enfer.
Plus poignants encore sont les laïques qui apprennent à prier aux nouveaux venus. Bien emmitouflés, ils guident les nouveaux fidèles du geste et de la voix. Ils assurent la relève et la survie d’un rituel que les gens ont oublié, à moins qu’il n’y ait des gestes spécifiques aux lieux mêmes de Mao shan.
Dans les temples en enfilade commencent les files d’attente pour se faire lire l’avenir. Comme dans certaines administrations, on fait patienter les clients en les dirigeants vers plusieurs fonctionnaires qui remplissent divers papiers, ce qui a pour effet de donner l’illusion d’agir et de réduire le stress. Ici, le fidèle a affaire à deux bureaux, où officient des moines aux chapeaux pleins de dignité. Au bureau de droite, le fidèle paie vingt yuans, puis tire au hasard un bâtonnet dans un bocal en bois. Le moine regarde le bâtonnet et donne à la place une feuille de papier correspondant. Le visiteur lit, médite, et fait la queue au bureau de gauche pour qu’un autre moine lui donne une interprétation plus compréhensible, et peut-être plus personnelle, de cette prophétie éditée en milliers d’exemplaires. Le moine herméneute s’aide d’un stylo bille et fait son travail avec enthousiaste. Il est entouré d’une foule captivée qui rit à ses plaisanteries. Il est, à l’évidence, la star bonimenteuse de la foire taoïste. (Ceci n’est pas une moquerie gratuite, les abords des temples ont toujours été des lieux de foires, de spectacles ambulants et de marchés.)
Le moine de droite, en revanche, est atrabilaire et râle quand je le prends en photo. Son rôle n’est pas très prestigieux, il est vrai, d’autant moins que personne ne lui demande d’utiliser ses beaux pinceaux.
Non loin, la statue du Dieu Xuanwu présente au public un doigt d’honneur. Le voyageur, s’il provenait directement des banlieues françaises, se tiendrait les côtes, assurément.
En sortant du dernier temple, j’avais perdu Serge. Le brouillard était tel que j’évitais de calculer mes chances de le retrouver. Lui-même était peut-être aussi à ma recherche et nous pouvions tourner dans le temple des jours, ainsi, sans résultats. J’allai dans une galerie couverte qui donnait sur la montagne ; imprégnée par la brume, la solitude qu’on y ressentait était froide et endormante. Un esprit imaginatif, influencé par l’atmosphère ésotérique du lieu, aurait eu de la peine à ne pas se voir transformer en fantôme étranger, en divinité moderne condamnée à errer dans les travées et les pavillons.
Rien ne me disait que je serais en mesure de rentrer à Nankin ce jour-là, ni jamais.