Jogging paradisiaque (3)
Nous avons recommencé à courir. Après tout, nous étions là pour transpirer, pas pour contempler. Nous retrouvâmes des chemins dallés
et enfin les chemins goudronnés du parc. Petit à petit, les humains réapparaissaient, on en voyait qui se reposaient par terre ou dans des hamacs. D’autres faisaient la conversation à côté de leurs oiseaux en cage. Leurs oiseaux eux-mêmes, peut-être, faisaient la conversation à leur manière.
A certaines heures, surtout le matin très tôt, les parcs sont remplis de ces cages bleues accrochées aux arbres. Cela fait un grand bruit très joyeux, mêlé à celui des criquets.
Puis nous arrêtâmes de courir à la vue d’une femme en blanc, celle-là que nous avions pense sur le point de se marier. Un pan de robe à la main, les pieds découverts, elle accepta d’être prise en photo à condition que je lui montre le résultat.
Le fait qu’elle ne semble pas dégoûtée de ma sueur me la rendit immédiatement attachante. Elle nous apprit qu’elle faisait des photos de mode pour un magazine, dans le but de vendre des chaussures. Elle attendait son tour car la photographe travaillait sur d’autres sujets.
Nous reprîmes notre route, mais nous fûmes à nouveau stoppés net par la vision irréelle d’un ange. Un ange particulièrement bien bâti, celui-là, il aurait aisément mis un terme à la querelle médiévale qui divisait l’occident sur la question du sexe des anges, car il était féminin des doigts de pieds aux pointes des cheveux, et jusqu’à la transparence des jupons.
Elle semblait nous attendre, mais nous laissa passer sans un regard, comme si nous n’habitions pas la même réalité.
Nous fîmes un autre tour du parc. A notre deuxième passage l’ange était en relation plus étroite avec le photographe.
Nous courûmes encore. Nous avions un besoin nerveux de courir, un besoin qui provenait du ventre. Soit nous courions, soit nous restions attachés à ces etres joliment chaussés pour le restant de notre vie.
Cependant, nos pas nous conduisirent pour la troisième fois vers l’équipe de photographie. Cette fois l'ange était proche de la photographe, elle la couvrait de sa présence rassurante.
La petite équipe tournait son regard vers la deuxième femme en blanc qui, éclairée par le réfracteur de lumière, éclatait d’une gloire nouvelle. Lorsqu’elle regardait le jeune qui portait le réfracteur, il en tremblait et la lumière devenait étincelante.
Serge et moi nous secouâmes à nouveau pour nous arracher à cette petite famille, nous dégringolâmes et escaladâmes des escaliers pour oublier, nous nous racontâmes des blagues de potache pour nous raccrocher au monde terrestre, nous parlâmes de littérature pour faire comme si nous ne pensions pas à ces jeunes femmes délicates. Mais à force de faire comme si, nous en arrivâmes à parler de littérature pour enfant, nous abordâmes Peter Pan, Le pays où l’on n’arrive jamais, et, sans le vouloir, nous nous retrouvions dans une fantasmagorie, entre rêve et réalité. C’est alors que, dans un endroit tout autre, inattendu, nous tombâmes sur l’ange.
Soit elle possédait le don d’ubiquité, soit nous avions bel et bien versé dans le monde fantastique de l’enfance. Elle avait toujours cette pose noble, ennuyée, un peu hautaine. Elle attendait quelque chose, mais pas nous visiblement. Je n’osais pas la photographier de face. C’est tout juste si j’osais la regarder.
Un peu plus loin, nous revîmes l’équipe qui photographiait une troisième femme en blanc, dans un pavillon.
Le réfracteur de lumière, tenu à bout de bras, par le jeune homme impressionné par la beauté des femmes, était si lumineux, entre la photographe et la mannequin, que nous étions éblouis par moments.
Serge profita de cet arrêt pour faire quelques pompes. C’est un exercice facile, pour lui, il en fait une trentaine, comme ça, sans échauffement. Ici, il sentait ses muscles lui demander de s’exprimer un peu, de presser hors de lui, comme on presse une orange, la présence d’une puissance insinuante. Derrière lui, les femmes posaient, offraient et prenaient l’image de leur corps sans efforts.
Pendant ce temps, j’étais rivé sur ce cliché d’une femme en blanc, à une balustrade, le dos un peu cambré. Je me prenais à rêver à de magnifiques romans d’amour. Serge, déjà en couple avec la plus belle femme de Nankin, présentatrice de télévision, moi avec cette Pénélope sinisée, je nous voyais faire des dîner à quatre. Nous nous laisserions dériver sur les remous du charme médiatique de nos femmes photogéniques.
Nous restâmes longtemps assis sur des bancs, à la regarder. Ces gestes étaient lents. Elle se savait regardée par deux étrangers qui essayaient de n’avoir l’air de rien, avec leur t-shirt trempés de sueur. Nous étions bien loin de ressembler au prince charmant, ou à l’Ulysse, qu’elle attendait dans des poses enchanteresses.
Heureusement, la faim nous tira de notre torpeur.
Nous partîmes sans avoir fait la connaissance de ces demoiselles. Elles auront été, comme le flûtiste, comme d’autres personnes croisées dans le parc du Mont de Fraîcheur, ce 6 septembre 2005 au matin, des personnages d’un voyage réel et paradisiaque.