Je vous assure, les gars, moi je voulais que maman se repose chez moi. Je pensais qu’après Shanghai et Nankin, les changements culturels, tout ça, elle resterait tranquille. C’est qu’elle a la bougeotte, que voulez-vous que je vous dise. Assoiffée de vadrouille, elle voulait bourlinguer encore. Jeudi soir, nous étions invités à manger chez Spring, je lui ai proposé de partir en train de nuit après le repas, si elle voulait vraiment. Le lendemain, à Tunxi, on trouverait un bus tape-cul pour nous mener dans des villages reculés de la province du Anhui qui, dit-on, sont superbes. Elle pourrait y trouver un logement au petit bonheur la chance. Moi, je rentrerais à Nankin par le train de la nuit suivante.
Franchement, les gars, je pensais qu’elle déclinerait cette offre, qu’elle trouverait cela un peu précipité, limite dangereux et, pour le moins, parfaitement inorganisé. C’est mal la connaître, d’un bond elle se mit à faire son sac à dos.
Nous dormîmes comme des bébés dans le train, et prîmes le premier bus qui partait Dieu sait où. Sur le chemin, nous vîmes où nous allions. Le hasard avait bien fait les choses : nous nous acheminions vers les plus beaux villages du Wannan. Au bout d’une heure et demie de route, le bus s’arrêta devant un minibus et le chauffeur nous annonça que ce dernier allait à Hong Cun. Nous nous sommes dit pourquoi pas Hong Cun. Je vous demande de vous mettre à ma place, qu’auriez-vous fait ? Qu’auriez-vous répondu à cette question improbable : pourquoi pas Hong Cun ?
Nous avons bien fait de ne pas réfléchir, nous sommes arrivés à l’entrée d’un village enchanteur. Un ensemble urbain d'un autre siècle entièrement conservé, préservé de la révolution culturelle par son éloignement et par des ruses des habitants qui cachaient les murs et les bas-reliefs par des portraits de Mao et des slogans officiels barbouillés sur des tissus.
Le village était pris d’assaut par des artistes, des écoles de beaux-arts déversaient les apprentis par groupes entiers qui passent de longs week-ends à copier les infinis détails architecturaux des maisons gothiques de marchands de sel du temps jadis. Difficile, pour moi, d’identifier une époque, un siècle de construction. Je doute seulement que cela date d’avant la dynastie des Qing (je crois ne pas prendre trop de risque, mais on ne sait jamais.)
Nous avons abordé le village selon une technique que j’ai mise au point après de nombreuses lectures de traités militaires : nous en avons fait le tour, nous l'avons encerclé, avons d’abord marché dans la gadoue, entre les champs et les petites propriétés périphériques, dans des ruelles moins touristiques, et nous avons circonscrit le centre ville par tours concentriques, découvrant petit à petit les merveilles, plutôt que de plonger dedans et d’être dépassé par elles.
Avant même d’avoir vu le plus sensationnel, maman déclara vouloir séjourner ici. J’abordai une femme qui tricotait des pantoufles d’un rare mauvais goût et lui demandais où il était possible de se loger. Elle ne me comprit pas et appela une amie à la rescousse. L'amie me comprit parfaitement, passa un coup de fil et nous accompagna vers une autre femme qui se chargea de nous emmener chez elle, où quelques chambres accueillent les voyageurs. Ce n’était pas un hôtel, plutôt une pension de famille, dont les chambres donnent sur une cour intérieure éclairée, le soir, par des lanternes rouges. Le prix qu’elle proposa, à la tête de la cliente, fut tellement raisonnable qu’il fut accepté d’emblée, sans marchandage. L’hôtesse, une belle femme de quarante ans, énergique, qui tient la maison avec son mari, un couple d’employés et son père qui vend les livres qu’il a écrit sur les villages environnants, s’inquiétait un peu de ce que sa nouvelle cliente ne parlât pas chinois. « Je sais bien, lui dis-je, c’est elle qui veut partir au bout du monde, si ça ne tenait qu’à moi, je la ramènerais aussi sec… » Elles se sont souri, en sont venus à l’idée qu’elles communiqueraient par gestes. Il fut convenu, malgré tout, que le coût du séjour serait réglé par avance, avec dix yuans de supplément, pour des raisons obscures. Bref, voilà mon aventurière de mère, seule dans une région rurale de Chine.
Sachez juste que c’est un des plus beaux endroits de la terre, presque aussi beau que Venise, par endroits. Un système d’irrigation baigne les ruelles d’une eau courante transparente, dans laquelle les femmes lavent le linge et les légumes. Au centre du village, un étang intérieur, en demi-cercle, symbolisant l’estomac d’un buffle (toute l’eau du village a pour fonction de symboliser le buffle, c’est ainsi.) Autour de l’étang, des façades élégantes, belles à vous couper le souffle.
Alors, quand on y a débouché, au détour d’une déambulation sans but, nous nous sommes immobilisés. Je crois même que nous sous sommes tus. Les façades reflétées dans l’eau, les arbres jaunes et rouges derrière les façades, les montagnes derrière les arbres, il ne m’en aurait pas fallu beaucoup plus pour que mon cœur s’arrêtât et que je m’arrêtasse là, moi aussi, pour de bon.