Les Occidentaux se divisent ici en deux groupes distincts : les hommes, ravis du charme des populations locales, et les femmes blanches. Beaucoup d’entre elles se plaignent, gémissent et se disent à bout de nerf. Elles sont observées à longueur de journée, regardées, parfois jaugées de haut en bas. Quand je me promenais avec Emma, les femmes mêmes n’avaient d’yeux que pour elle. A côté, je n’existais pas, j’étais pourtant typiquement occidental moi aussi, pâle et de grande taille, les yeux clairs moi aussi, mais c’est la Blanche, la grande femme blanche qui forçait l’attention, qui attirait le regard. Emma ne s’y est pas habituée. Dans le train pour Shanghai, une jeune Chinoise la regardait me parler et lui dit qu’elle était très jolie. Combien d’inconnues lui ont rendu de tels hommages, et combien elle s’est sentie dessécher malgré cela. Il est à croire que les regards chinois sont insistants mais peu gratifiants pour la femme occidentale. Elle est peut-être trop objectivée par ce regard, mais non pas tournée en objet de désir. Dans les yeux chinois, elle devient un objet de décoration brillant et jetable, admirable et méprisable. Inutile, indésirable. Les Chinoises les regardent pour les comparer, et certains francophones y décèlent une arrogance condescendante : "Ah! Ce n’est donc que cela, une Européenne, dont on nous rebat les oreilles ?"
Jamais laissée tranquille par les autochtones, la femme blanche se sent délaissée par l’homme blanc qui se tourne irrémédiablement vers le spectacle incessant des circonvolutions et autres carrousels des Chinoises. Peu d’occidentaux ne sont pas sous le charme de ces corps pleins de santé, d’élasticité et d’élégance. Leur sourire, leur gentillesse, leurs manières caressantes les rendent irrésistibles aux hommes d’Europe et d’Amérique, et, même les maris les plus affectueux et les plus intentionnés, ne peuvent s’empêcher de se sentir glisser sur la pente séductrice de leur présence tamisée, se laissent envelopper par la lumière radiante de leur peau lunaire.
Alors les Françaises en ont assez et elles le disent. “Y en marre de vous entendre vous extasier devant les Chinoises, on l’aura compris qu’elles sont belles. Changez un peu de disque.” Tout admirées qu’elles sont, tout idolâtrées, elles sentent qu’elles ne font pas le poids, que dans cet environnement de chaleur humide, leur peau les rend fades et leur maintien a quelque chose de vulgaire, de dur. Alors que l’humidité pénètre la chair des Chinoises, gonfle leurs joues et les fait resplendir, elle fait transpirer les blanches et les incommode.
Leur sort est dramatique, regardées comme des choses ou des animaux d’un côté, traitées avec respect et courtoisie de l’autre, mais sans désir, elles ne savent plus qui elles sont, ce qu’elles veulent, elles dépriment, s’assèchent, dépérissent.