L’empereur se choisit une nouvelle concubine. C’est le début de l’opéra et le point de départ de tout un tas de tracas. C’est la femme la plus belle et la plus douée de tout l’empire. C’est assez dire le poids qui pèse sur les épaules de l’actrice qui joue un tel rôle.
Vient, après l’entracte, après deux heures et demie de spectacle, la scène décisive pour ladite actrice. Elle apprend que l’empereur a couché chez une autre concubine, elle part à l’aube lui faire une scène. Scène en trois temps.
Yang, c’est son nom, est toute caressante, doucereuse, elle prend des nouvelles de la santé de son maître. Elle fait un numéro d’enjôleuse très déstabilisant, sa voix est féline, enfantine. Malgré la sonorisation qui crépite par moments, la fragilité de sa voix est gardée. Elle est, par moments, à deux doigts de la rupture, ce qui ajoute une sensation de sanglot, de lamentation. « Longue vie à l’empereur » chante-t-elle ; dans sa bouche, cela devient une parole d’amour singulier.
Deuxième moment, elle soutire de l’empereur l’information qu’il a couché avec une autre. C’est son droit pourtant, mais elle laisse éclater sa colère. L’empereur, après avoir été rassuré, caressé, dorloté, se trouve soudain très emmerdé car, au fond, c’est un être faible. (Non pas comme tous les autres hommes, c’est un homme particulièrement faible.)
Troisième moment, Yang se lance dans un long chant langoureux pour séduire et récupérer les faveurs de l’empereur. Ce fut ahurissant. Je crois n’avoir jamais entendu, sur scène, quelque chose de plus sensuel. J’avais la Chine sous les yeux, le résultat d’un long effort d’une civilisation fascinée par ses femmes pour perfectionner le charme féminin. Nietzsche parle des générations de travail qu’il a fallu pour atteindre les sommets de la beauté et de l’esprit masculins que sont le cinquième siècle grec et le dix-septième siècle français. Dans la Chine où je vis, la province du Jiangsu, une Chine subtropicale, fertile, bénie des dieux, où le plaisir a toujours été partie prenante des travaux et des jours, c’est l’art d’être femme qu’on a développé, patiemment, pendant des siècles. Un raffinement dans l’expression des émotions et des désirs qui est au bord du supportable pour l’esthète contemporain. Les soupirs, les effets de voix soufflée, rappellent tantôt la volupté, tantôt le chagrin, rien n’est plus électrisant pour un homme. Le moindre geste du doigt, la moindre inflexion du pied ou de la tête, tout est maîtrisé dans le but de faire naître soit la concupiscence, soit la commisération. Les Chinois ont découvert l’art des distances parfaites qui communiquent directement aux systèmes nerveux sans passer par l’intelligence. On demande grâce. Sur scène, Yang finit par désarmer et l’empereur et les spectateurs. Tout, on lui accorde tout ce qu’elle veut, pourvu qu’elle cesse un instant. Quand, justement, elle s’assied en silence, l’empereur reprend ses esprits et dit : « Qu’elle est charmante, quand elle se tient coi. »
On sort de là terriblement excité, mais d’une excitation proche de l’énervement de la chair. Une radiation de tout le corps et de l’âme, les nerfs à fleur de peau et les dents serrées.
Je pourrais tomber amoureux, follement, brutalement, d’une chanteuse de Kunqu. Elle pourrait tout changer, en quelques minutes, mettre ma vie entière sens dessus dessous et se l’octroyer sans condition.