Un de mes étudiants s'etait choisi le doux prénom de Jacques. Tous les étudiants se choisissent un prénom européen, c’est à la fois une façon pour eux de s’investir personnellement dans la langue apprise, et surtout pour nous de les distinguer et de pouvoir les nommer. (En fait, avec un peu d’expérience, nous pourrions très bien nous souvenir de leurs noms chinois, aidés par le petit nombre de patronymes chinois, par la beauté de leur sonorité et par la signification qui y est souvent attachée, de près ou de loin. Restent notre paresse et le dogme triomphant des apôtres des techniques modernes d’enseignement.)
L’autre jour, Jacques changea de prénom. Il voulait bien un prénom français, mais il ne voulait pas abandonner la signification des caractères qui composaient son nom chinois.
Cela était déjà arrivé dans d’autres classes. L’année dernière, un garçon nommé Horace s’est transformé en Martial, car son nom chinois comportait le mot Glaive et qu’il tenait à en conserver le sens guerrier. J’en discutai avec lui, lui fit remarquer que le glaive pouvait symboliser la justice, pas nécessairement la guerre. Je ne m’attardai pas sur cet argument, qui ne pesait d’aucun poids dans son cœur et finalement assez peu dans le mien. En revanche, lui disais-je, l’idée de glaive convient très bien à Horace, je lui parlais du Serment des Horace, mais rien n’y fit. Dans le même temps, Romain décida de devenir Luc. C’en était trop, ces histoires de Romains qui deviennent chrétiens me firent perdre pied et je me mis à nommer au hasard, puisant dans la Bible , les Grecs et les Latins, je lançais des Lucien, des Ovide, des Terence, des Sapho, des Aphrodite.
Revenons à Jacques. Il revint d’un week end nommé Glacépée.
« C’est un prénom que j’ai inventé et il paraît qu’il est très rare en France.
-C’est-à-dire qu’il n’existe pas, ce n’est pas tant qu’il est rare.
-Oui, dit-il. Dans mon nom chinois, il y a le mot Glaçon et le mot Epée, alors j’ai voulu retrouver ces deux mots dans mon nom français.
-Soit. »