L’émission de télévision s’appelle Small talk. D’un côté du plateau, les quatre Français assis sur des fauteuils, de l’autre l’interviewer américain entouré d’une flopée d’étudiants chinois.
Dans le public, ma petite Neige, qui était tout sourire, excitée d'assister à sa première émission sur un plateau. Dans sa ville, au nord du Jiangsu, il n'y a peut-être aucune chaîne de télé. Mais je ne veux pas faire le malin, pour moi aussi c'était une première.
Je ne m’étais pas fait couper les cheveux depuis des mois, mon dernier rasage datait du début de la semaine et j’avais peu dormi la veille. Si je n’avais pas porté une éclatante chemise rouge, qui s’accordait très bien avec mes yeux injectés de sang, j’aurais ressemblé à un clochard. J’ai bien peur que le téléspectateur chinois se souvienne de moi comme un Européen au bord du gouffre.
Neige, pour me consoler ou pour me motiver, m'assurait que j'étais très bien. J'étais tellement fatigué que je l'ai crue.
L’émission commença par la diffusion d’un mini reportage, sur fond d’Hélène, je m’appelle Hélène, concernant ce qui pouvait passer pour français à Nankin : une boulangerie allemande, un magasin de nourriture américaine, un restaurant latino, un hypermarché Carrefour. Puis vint le micro-trottoir où l’on demandait aux passants ce qu’ils pensaient de la France, à quoi tous répondirent : "浪漫", romantique.
Lors de la première réunion avec la productrice de l’émission, nous avions plutôt été réticents, pour ce qui était du romantisme. Nous avions tendance à dire que les Français ne l'étaient pas plus que n’importe quelle autre nation. Nous avions à cœur de lutter contre les préjugés de toutes sortes.
Or, très vite, nous nous aperçûmes que cela rendrait l’émission assez ennuyeuse, de répondre par la négative à chaque question. Romantique ? Non. Elégant ? Non. Amoureux du fromage et du vin ? Pour moi, c’était oui, que ce soit ou non un préjugé. Antiaméricains ? Non. Arrogant ? Non.
Alors, dans les coulisses, avant le début de l’émission, nous nous sommes mis d’accord pour dire n’importe quoi et donner aux Chinois ce qu’ils avaient envie d’entendre. Nous pétâmes soudain la forme. Moi et mes yeux rouges, je prétendis être ultra romantique, d’une voix sonore qui aurait fait fuir n’importe quelle femme. J’avouais, pour faire couleur locale, que j’étais venu en Chine attiré par la beauté des femmes (c’est faux, les femmes ont été en réalité la plus belle surprise, dès mon arrivée.)
Vous savez comme on peut être énergiques, quand on est en manque de sommeil. On tient sur les nerfs, on devient une boule sans forme et sans fond. C'était moi sur le plateau, avec des yeux de loup.
Le présentateur sut profiter de l’énergique idiotie qui nous habitait. Il demanda à mon voisin de chanter une chanson. Il chercha longtemps, lui qui avait toujours des vers à la bouche. Le présentateur fit avancer une étudiante vers mon collègue pour l’inspirer. Il se leva, prit la main de la fille et chanta Hélène, tu t’appelles Hélène. Succès sans ombre. Deux autres Français chantèrent La vie en rose, pour je ne sais plus quelle raison.
J’étais intenable, sur toutes les questions, il fallait me faire taire car j’avais quelque chose à dire. Je fis, à la demande du présentateur, la bise à une étudiante, pour montrer comment se passe cette tradition du baiser-pour-dire-bonjour. La fille vit mon visage négligé se baisser sur elle, et elle recula, effrayée. Pour les besoins de la télévision, j’ai été obligé de la ramener à moi d’un bras ferme et de l’embrasser, d’autorité, sur les deux joues. Les étudiants du plateau poussèrent des cris.
Voilà ce que c’est que les Français de Nankin. Romantiques et très au fait des bonnes manières.
Quand je retournais à mon siège, je jetais un oeil à Neige, qui ne s'était pas dépris de son sourire. Elle me fit signe, derrière les projecteurs. Elle semblait s'amuser grandement.
Vint la question du rapport tendu entre les Français et les Américains. Je cherchai à être conciliant et dis qu’au moment de la guerre en Irak, nous avions pensé la même chose que trente ou quarante pourcent de la population des Etats-Unis. Argument sans doute fallacieux, j'affirmais que même dans la plus grande crise, nous étions en accord avec des millions d'Américains.
J’insistais sur le fait que nous aimions la culture américaine, le blues, le jazz, les films de David Lynch, qu’il y avait mille choses que nous accueillions chaleureusement, ce qui nous donnait le droit de critiquer quand ils produisaient et imposaient des choses moins folichonnes.
Le présentateur avait l’air conquis. C'est alors qu'on nous demanda quelle était pour nous l'image-type de l'Américain. Mes efforts de pacification entre les peuples furent ruinés d'un coup par mon voisin qui affirma, sans une seule seconde d'hésitation : « Fat and stupid. »
A la fin de l'émission, nous avons dû nous exprimer en francais sur ce qui nous manquait en France, mais là, même dans ma langue natale, c'était trop compliqué pour moi, j'ai répondu à côté de la plaque. Je crois que chacun a dit ce qu'il a voulu sans ordre ni coherence.
Quand Neige visionna le dvd de l'émission, quelques mois plus tard, elle la trouva très bien, rythmée et intéressante.
Si je n'avais pas destiné ce dvd à ma mère, elle l'aurait voulu pour elle-même.
Intéressante ? Tu as trouvée cette émission intéressante ? Dans un rire, elle a dit oui, très intéressante.
Cela m'a fait douter, un instant, de la profondeur et de la pertinence de notre relation.