Ce passage par des altitudes inhumaines a constitué, en quelque sorte, une préparation physique avant la reprise de la saison, comme les footballeurs qui font un stage à Tignes avant de redescendre à Lyon, ou ailleurs. Le bus, qui cahotait terriblement, n’évoluait lui aussi qu’à des hauteurs vertigineuses. Nous avons dépassé plusieurs fois les 6000 mètres d’altitude. Alors, dans ses conditions, mes vaisseaux sanguins étant mis à très rude épreuve, mon nez saigna abondamment. Dès la première heure de trajet, sur la ligne Daocheng-Kanding, après avoir fait des bonds de plus de cinquante centimètres de haut, je dus me fourrer des mouchoirs en papier dans la narine gauche, que je jetais par la fenêtre quand ils étaient imbibés de sang. Les Tibétains s’écartèrent, autour de moi, mi par respect, mi par dégoût.
A la pause déjeuner, je consultai une pharmacienne, dans un village à flanc de montagne d’une beauté à couper le souffle. La dame me fit pas mal attendre, elle téléphonait, parlait avec les passants, j’avais peur de voir le bus partir sans moi, ce qu’il avait déjà fait à une pause précédente pendant laquelle j’étais allé me rincer dans une rivière. Finalement, elle me tapissa la cavité nasale d’une pommade odorante qui brûlait les vaisseaux, et qui me permit de rentrer avec dignité dans le bus, sans effrayer les jeune filles.
Le soir, à Kanding, le sang coula encore. Je partis à « l’hôpital du peuple », où le docteur me fit une belle impression. Un petit homme jovial qui sortait lentement ses instruments, dont une pince passablement rouillée. A l’aide d’un miroir frontal, il regarda la cavité et y enfonça un matelas de mousse imbibé de je ne sais quel produit. Il me raccompagna à l’accueil pour acheter les médicaments et pour m’expliquer la posologie. Comme je n’étais toujours pas certain de comprendre, nous en vînmes, devant les infirmières souriantes, à faire des dessins sur l’ordonnance. Puis il me souhaita bon vent en me disant que la Chine et la France étaient des pays amis, et partit draguer les filles de l’accueil. On ne dira jamais assez combien Chirac nous rend populaire dans ce pays. Je ne voudrai pas être malade quand un Sarkozy sera Président, qui, pour se rapprocher des Etats-Unis, prendra ses distances avec la Chine, tant il est vrai que les Chinois identifient les ressortissants d’un pays avec son dirigeant.
Le lendemain, à Chengdu, capitale de la province du Sichuan, je me laissai tenter par une spécialité locale. Or, le Sichuan est connu dans la Chine entière pour sa cuisine épicée. Après une ou deux bouchées, mon nez et mes yeux ouvrèrent les vannes. Je ne m’arrêtai pas de manger pour autant, mais je retournai vers le stand pour commander une spécialité à la pastèque. Difficile de parler chinois quand sa bouche est inondée de larmes et de morve. Je demande au vendeur je veux ce truc à la pastèque avec de la glace. Le vendeur regarde son assistante, ils se marrent, ils me regardent. Ce truc, là, c’est ce que je veux. Ils se marrent. Alors un rire nerveux me prend et sous la secousse, le sang se remet à couler. Ils ne rient plus, ils contractent leur visage dans une grimace gênée, et moi de rire de plus belle. Le vendeur pointe une autre spécialité. Non, vénérable vendeur, écoute-moi bien, pour l’amour du ciel, ce truc glacé à la pastèque, à la pastèque, nom de Dieu. Ah, dit-il, je crois qu’il veut le truc à la pastèque, l’étranger.
C’est la dernière fois que j’ai vu mon sang, lors de ce voyage.