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  • : Nankin en douce
  • : Des mini reportages sur la vie et les gens de la "capitale du sud". En marges de l'actualité brûlante pour faire découvrir une Chine tantôt drôle, tantôt poignante.
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23 février 2006 4 23 /02 /février /2006 00:00

Les vestiges du Palais Impérial de la dynastie Ming se trouvent sur Zhongshan Donglu, à l’est de la ville, très près du Musée de Nankin. A l’entrée, il n’y a pas de caissier, mais un homme, peut-être un fonctionnaire, qui vous sourit et vous dit : « un yuan. » Rien ne prouve que le dit yuan n’ira pas directement dans sa poche. Je conseille au voyageur qui ressent le désir d’emmerder un peu son prochain d’exiger un reçu, cela devrait lui faire passer un agréable moment de conversation administrative.

En parlant de style administratif, voilà ce que donne à lire la plaque de bronze de l’entrée du parc :

« Le parc Wuchaomen est situé sur les ruines de l’ancien Palais Impérial de la dynastie Ming. Les ruines de l’ancien Palais Impérial de la dynastie Ming sont le site où le Palais Impérial de la dynastie Ming était situé. »

 

On se demande pourquoi ils se sont arrêtés là, ils pouvaient continuer, en droit, infiniment.

Des hommes font des mouvements lents dans le parc, ils donnent des coups de poing dans le vide. Un homme va si lentement qu’il atteint une quasi immobilité. Son visage et son corps sont reposés, légers, il vit, pendant quelques minutes, dans une jouissance muette, intérieure, impassible, de la seconde qui passe. Il fait durer les secondes, il les rend longues comme des notes de musique. Une femme prend des poses d’animaux ; je crois reconnaître une grue, pose que prendra l’homme-aux-secondes-allongées. La beauté de leurs corps entrent en contraste avec le rythme de chanson populaire qui sort d’une sono dissimulée.

C’est la musique d’un club de danse, au milieu du parc. Des couples d’âge moyen à moyen vieux tournoient dans le bonheur d’un soleil renaissant. L’air entraînant de la Lambada fait se lever d’anciens militaires qui se dandinent seuls, habités par un sens de la pulsation et de la saccade indiscutable. Un homme danse avec une femme qui pourrait être sa mère. C’est sa mère, Flore est formelle. Sur quoi établit-elle son jugement ? Je ne me lasse pas de regarder ces danseurs du mardi après midi. La Lambada fait place à une très jolie chanson chinoise. J’invite Flore à danser. « Je ne sais pas danser » dit-elle. Tu crois que je « sais » danser, moi ? Je veux seulement tournoyer avec toi. Oh, Flore, sois ma cavalière et dansons sur les ruines du vieux palais. Je la prends dans mes bras et place ses bras autour de mon cou. Elle se laisse faire, elle se laisse conduire mais elle n’est pas inactive. J’ai contre moi un corps vivant qui tournoie avec confiance. Nous opérons des rotations et des révolutions comme de lents derviches. Nous créons du vide en notre centre, et de la matière en notre périphérie.

Sous nos pas, la cour des premiers Ming effectuait ses danses cruelles.

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22 février 2006 3 22 /02 /février /2006 07:12

Min Fei revint deux jours à Nankin pour récupérer quelques affaires et dire au revoir à ses amis. Nous prîmes un déjeuner au New Magazine, sur une table du fond, où j’aime passer quelques heures, les après midi d’hiver.

Le repas fut très agréable, comme toujours avec Min Fei, mais, comme on pouvait s’y attendre, un peu poignant. Elle regrettait déjà un peu Nankin, les gens qu’elle quittait. Shanghai commençait déjà à lui faire un peu peur.

A ma surprise, elle n’avait rien perdu de son français, alors qu’elle n’avait pas pratiqué depuis plus d’un mois. Mon chinois non plus n’avait pas vraiment baissé, mais pouvait-il sincèrement tomber plus bas qu’il n’était déjà ?

Pour dire « chez moi », « la ville d’où je viens », « mon village », les Chinois disent Guo Jia , qu’ils traduisent souvent par « mon pays natal ». Min Fei me racontait ses vacances du nouvel an, passées dans sa famille. « Je mangé. Je dormi. Je ne fais rien à mon pays natal ».

Elle reprit son grand sujet de conversation : le mariage. Dans son pays natal, une femme se marie avant vingt cinq ans, et elle en a maintenant vingt six. Son attirance pour les étrangers est peut-être enracinée dans l’idée qu’à présent, il n’y a guère plus qu’eux qui pourraient faire d’elle une femme honnête.  

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21 février 2006 2 21 /02 /février /2006 00:00

En me promenant dans la partie sud de Macao, je m’assois sous un banian, devant le Théâtre Dom Petrov, dont je me mets à dessiner la façade. Un joli bâtiment vert et blanc, dont l’intérieur est interdit au public.

Deux filles au sourire plein de vie me regardent et frappent à la porte du théâtre. Elles vont faire du charme au gardien et auront la possibilité de visiter l’intérieur. Moi, victime d’une concurrence déloyale, je n’aurai qu’à me consoler avec de piètres croquis de façade asymétriques. Le gardien sort, ils engagent une conversation animée mais respectueuse. Elles repèrent mon regard insistant et s’approchent de moi. La facilité de ces jeunes Philippines pour établir le contact, c’est quelque chose. Elles ne viennent pas visiter le théâtre, mais parler avec le gardien qui est le mari de l’une d’elles. Elles parlent avec un très bon anglais. Elles s’assoient sur le banc et me racontent leur vie. Elles ont une formation d’infirmière et elles sont employées comme femmes de ménage dans une grande maison de nouveaux riches chinois. Elles aiment leur métier « parce que c’est facile », et gardent le sourire pour parler des mauvais traitements que leur infligent leurs patrons, surtout la femme et la petite fille, qui leur parlent comme des moins que rien. Elles sont clairement plus et mieux éduquées que leurs employeurs et acceptent leur sort avec philosophie. Leur charme vient de leur force ; leur dentition est remarquable, elles portent leur sourire blanc comme une armure contre les difficultés de la vie. Des dents d’êtres humains qui ne se laissent pas faire.

Je retrouverai mes deux Philippines sur le même banc, le lendemain. Elles me demanderont si les patrons français sont plus gentils avec leurs bonnes, ce à quoi je n’aurai pas de réponse tranchée.

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20 février 2006 1 20 /02 /février /2006 10:18

Léa, la petite amie de Sigismond, nous avait promis de nous amener dans l’ancienne maison d’un important lettré de la dynastie Qing. Elle n’avait pas dit que c’était aujourd’hui reconverti en un « musée du folklore ». Un beau travail de rénovation qui permet au voyageur d’imaginer l’atmosphère d’une maison de maître. Des pavillons en enfilade dont les fenêtres offrent des points de vue qui laissent rêveurs. Une fenêtre donne sur un grand mur blanc, à la fois pour détourner le regard vers l’intérieur, car la blancheur est éblouissante, et pour faire entrer de la lumière. Une autre fenêtre donne sur d’autres fenêtres qui laissent pénétrer le regard loin à travers les autres pavillons, tout en resserrant la vue dans les encadrements successifs des fenêtres, vers un point inaccessible à l’œil nu ; manière, pour le voyageur, de réfléchir soit sur la possibilité d’un vide infini dans la matière, soit d’un infini petit qui échappe constamment à tout encadrement. Enfin, et c’est le statut du voyageur (et c’est parfois sa croix), le voyageur est invité à réfléchir à toute chose qui lui passe par la tête.

Au fond du musée, une odeur de cuisine. Quatre personnes mangent avec appétit des plats qui débordent d’une nourriture familiale. On nous explique que c’est en effet une famille, ou en tout cas des employés du lieu qui se restaurent en attendant les visiteurs. Ils restent longtemps autour de la table, chose peu courante en Chine ; j’en induis que ce sont des intellectuels qui sont en train de parler de calligraphie, ou de philosophie politique. A nous, l’on servira pour dix yuans un plateau garni d’une petite dizaine de spécialités de Nankin. Nous nous régalons et, à ma grande honte, je finirai encore les assiettes de mes amis.   

Dans une cour intérieure, une musique puissamment rythmée envahit l’espace. Dans la salle, des amateurs de l’opéra de Pékin répètent. L’ambiance et le bruit m’attirent irrésistiblement. Les gens fument, boivent du thé ou de l’eau chaude. Un homme d’une soixantaine d’années, debout, chante au maximum de ses capacités respiratoires. Les gens entrent et sortent, dans la décontraction, dans le soleil d’hiver et dans le froid. Des chapeaux variés coiffent les têtes d’intellectuels, des femmes de quarante et cinquante ans, à la coquetterie mesurée, viennent s’essayer à des instruments. Un homme, assis à la table centrale, écrit sur des registres, il bouillonne, il distribue des coupons, encaisse de l’argent dans un trafic incessant. Il enregistre les demandes des amateurs qui veulent chanter, et l’argent reviendra aux musiciens.

J’entre, on m’accueille par des gestes, on me prie de m’asseoir sur une des trois belles chaises près des musiciens. Serge et Léa se serrent sur un banc. Bien que les seuls étrangers, nous ne sommes pas regardés. Les percussions sont un peu assourdissantes, le chanteur pousse des cris de tigre. Nous ne sommes pas dans le monde féminin et raffiné de l’opéra Kun, les hommes n’utilisent pas leur voix de tête. Les hommes et les femmes n’écoutent pas religieusement, ils sont assis aux tables, de l’autre côté de la salle, et discutent. Certains, au milieu d’une conversation, battent la mesure en faisant des gestes maniérés. Des gestes que l’on voit faire chez les spectateurs du Palais Chaotian ; ils doivent être un signe de reconnaissance entre amateurs de musique.

La grande réussite de ce musée tient là, dans ces réunions populaires autour de vieux musiciens. Plutôt que de suivre le mouvement global qui tend à muséifier les villes en réduisant l’activité réelle des hommes, ce lieu de culture urbanise un monument historique et laisse les habitants le transformer en M.J.C. de quartier.

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19 février 2006 7 19 /02 /février /2006 00:00

Macao regorge de banians, ces arbres immenses aux branches qui se transforment en lianes puis en racines. Il n’est pas rare d’en voir au centre d’une place, s’épanouir au point de la couvrir entièrement. L’ombre, sous un banian, doit être plus fraîche que toutes les autres ombres.

Les branches aériennes ont été soigneusement rattachées aux branches et au tronc. Cela leur donne des allures de corps humains aux bras parcourues de nervures et de veines saillantes.

Les arbres sont une grande attraction, pour le voyageur. On pourrait imaginer un guide touristique qui en fasse mention : « Sur le chemin du temple taoïste, vous pourrez admirer un arbre de la famille des ficus dont les racines sont impressionnantes. » Le voyageur reste souvent atterré devant ces racines que rien ne semble arrêter.

J’ai souvent essayé de dessiner, voire de prendre en photo des arbres, mais ça ne rend jamais rien. Je blâme mon manque de talent plastique, mais aussi, je subodore une résistance naturelle des arbres à se laisser représenter. A la différence des fleurs, des animaux, des paysages, des hommes et des constructions humaines.

Les arbres de Macao et de Hong Kong, les banians en particulier, auront été une source d’admiration et de surprise permanentes.

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18 février 2006 6 18 /02 /février /2006 02:27

Le Portugal a ceci de remarquable qu’il possède la langue la plus sensuelle de tout le bassin méditerranéen. Alors, quand il se mêle à la musicalité du cantonais, le pays devient enchanteur. L’accent espagnol, en revanche, me laisse froid. Peut-être est-il trop à la mode, je ne sais pas, ses roulements de « r » me charment moins que les autres. Or Karina a une voix et un accent espagnols. Au casino, où elle commence à perdre, je perds de vue qu’elle est balinaise pour lui donner une identité ibérique. Pour protester contre ma décision de rentrer à l’hôtel, elle dit : « No need to sleep eirrrrrly. » C’est charmant, je n’en disconviens pas, mais ça ne me convainc pas. C’est tout juste si cela me dépayse. Je parviens à la détacher de sa machine à sous. Elle va changer ses jetons contre de l’argent. Elle a multiplié par trois la somme que j’avais investie ; elle veut me rendre mes cinquante dollars mais je les refuse. Elle les a mérités, et puis, sans elle, je n’aurais pas connu le Sand’s. Nous nous embrassons sur l’escalier roulant qui nous ramène vers le monde terrestre.

Sur le chemin du retour, nous voyons de nombreuses prostituées, des jeunes filles habillées de jeans, généralement peu provocantes, qui abordent les passants. Ceux-ci passent et ne s’arrêtent pas, elles les suivent. Le spectacle est triste à voir. Karina me parle des prix. C’est moins cher à Macao qu’à Hong Kong, mais c’est plus cher qu’en Chine continentale. Elle me dit : « Tu ne savais pas ? Pour cent ou deux cents yuans, tu peux avoir une jolie Chinoise. » Pour frimer un peu, et pour mettre les choses au point, je lui dis que je pouvais en « avoir » sans payer, avec des conversations austères et enjouées. A bon entendeur salut ! Si elle me veut, c’est peut-être elle qui devra mettre la main à la poche.

Karina raconte des histoires qui la rendent de moins en moins fréquentables. Elle avoue à mots couverts qu’elle fait le tapin, elle aussi. Nous marchons main dans la main et les gens nous regardent avec des sourires entendus. Elle parle de passeports fréquemment volés dans notre hôtel, de ses amies africaines qui se retrouvent sans papiers à Macao, de leurs démêlés avec la justice. Elle parle de passeports falsifiés et je commence à repenser sérieusement à mes papiers et mon argent laissés à l’hôtel. Je regrette surtout de lui avoir dit le numéro de ma chambre, quelques heures plus tôt. Quel voyageur naïf je fais.

Elle va pisser dans une encoignure et m’encourage à venir en faire autant. J’imagine à présent les pires scénarios. Je vois mes affaires dévalisées, je vois Karina en train de me plumer alors que je dors. Je me promets de ne pas la laisser pénétrer dans ma chambre. Je ne l’écoute plus que d’une oreille, elle me parle de son signe astrologique chinois : « Le singe, c’est un voleur, c’est le roi des voleurs. » Deux Anglo-saxons, ivres morts, s’assoient sur un banc, sur le Largo do Senado et, en nous voyant passer, lancent à mon endroit des commentaires grossiers. Je ne leur en veux pas : s’ils sont à Macao depuis plus de quelques jours, ils ont dû voir Karina au bras de bien d’autres hommes, déjà. Elle parle de la difficulté, pour les étrangers, de trouver un travail ici. Heureusement que son père lui envoie de l’argent, depuis l’Angleterre. Elle répète qu’elle tient à faire le voyage jusqu’à Londres pour ramener son père à la foi musulmane. Son père l’inquiète, ça ne fait pas de doute, l’âme de son père requiert beaucoup de son attention.

Dans le hall de l’hôtel, on se salue et se dit à demain. Ma chambre et mes affaires n’ont pas été touchées ; j’aimerais remercier Dieu mais je ne sais pas comment faire. Je me couche directement, sans faire de bruit, en espérant que Karina ait oublié le numéro de ma chambre. Elle l’a oublié mais il est décemment trop tôt pour elle. Elle vient dans le couloir des chambres où se trouve la mienne, et parle fort. Elle réveille le gardien de nuit qui dormait sur un banc, ils s’engueulent. J’entends les mots passeports, argent. Je fais le mort. Les murs étant minces et n’allant pas jusqu’au plafond, j’entends aussi mes voisins qui urinent dans les pots de chambre, ainsi que des bruits de secousses solitaires. Ces dernières sont certainement le résultat d’un enthousiasme causé par des rêves de voluptueux entretiens, eux-mêmes en lien direct avec les créatures que Macao offrent aux yeux des voyageurs.

Je finirai par dormir mais je serai réveillé par la voix de Karina qui téléphonera à Londres, vers quatre heures du matin, pour parler à son père. Elle le somme de lui envoyer plus d’argent, et le plus rapidement possible. Pour rendre la chose plus crédible aux oreilles de tous les clients de l’hôtel, elle mènera cette conversation braillarde en anglais.

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16 février 2006 4 16 /02 /février /2006 06:40

La main d’une femme possédée

Chaussée de bottes, vêtue d’un pantalon moulant, d’une pièce de tissu sur le haut du corps, une pièce de tissu qui était pensée, par un designer local, comme dévoilant plus de poitrine que les défenseurs du Coran ont l’habitude de le tolérer, Karina m’emmène au Casino, le Sand’s. Sur le chemin, elle me demande si je suis en possession de mon passeport. La question de mon passeport, je me la suis posée, déjà. J’ai préféré le laisser à l’hôtel, pensant qu’il était plus en sécurité là-bas. Après tout, je n’ai aucune idée de l’endroit où m’amène ma nouvelle amie. Elle me reproche de ne pas l’avoir avec moi, alors qu’on ne le demande pas à l’entrée du Sand’s.

Au premier étage, une immense salle de jeux. Des Africains saluent Karina, ce sont de vieilles connaissances. J’entamerais bien une conversation avec eux, car ils ont l’air sympathique et, si ça se trouve, ils viennent du Togo et nous pourrions parler football, Zidane, Adebayor, que sais-je ? Mais la présence de Karine, son attitude séductrice m’attire vers elle.

Elle commande une boisson à base de vodka et de jus de fruit, et une bière pour moi. Son accent balinais, quand elle parle anglais, et l’accent chinois de la serveuse ne leur permettent pas de se comprendre. Le mot orange ne passe pas ; le mot vodka non plus. La serveuse lui apportera plusieurs verres, que Karina descendra consciencieusement, mais qui ne seront jamais tout à fait celui qu’elle désire. Elle s’assied à une machine à sous et me dit : « Donne-moi cent dollars. » Ce n’est pas un ordre, pas une faveur, pas une prière. C’est une affirmation, l’évidence d’un programme qu’elle connaît par cœur et qu’elle suit point par point. A ce point, c’était à l’étranger de dépenser son premier billet de cent, les autres viendraient plus tard.

« Jamais de la vie je ne te donnerai cent dollars, ma chérie. 

- Mais je veux jouer ! On est là pour jouer !

- Tu as raison, moi aussi je veux jouer. Karina, donne-moi cent dollars. »

 

 

 

Nous rigolons un peu, puis je vais changer cinquante dollars en jetons pour machines à sous. Dans tous les cas, j’avais prévu de dépenser de l’argent pour jouer, et sans Karina, je n’y serais pas venu, alors perdu pour perdu, autant jouer cet argent tout de suite. Ce jeu m’ennuie très vite, je donne tous mes jetons à Karina qui entre en ébullition. Elle établit une relation de fusion, de communication magique avec la machine. Elle gagne souvent, elle atteint la somme de trois cents dollars. « Jésus Christ, pensé-je, cette fille a un don, c’est certain. Si personne ne l’arrête, elle va dévaliser la banque. » Elle touche l’écran, elle invoque les images qu’elle veut voir réapparaître, et ils réapparaissent. Je la quitte pour me promener dans la grande salle.

Un groupe de rock britannique chante des chansons des Beatles, des King, de U2, de la bande originale de Reservoir Dogs. Ils dansent, ils font un gros effort pour mettre de l’ambiance. Ils encouragent le public à taper des mains et à chanter. Le public, de son côté, composé de Chinois de différents âges, ne comprend pas les injonctions des artistes, et les regardent sans bouger, sans juger, les bras croisés et une cigarette allumée. Parfois, un homme pointe un doigt vers la fille qui danse sur la scène. Leur attitude contemplative me suggère que leur esprit est tout entier absorbé par des calculs complexes concernant la fortune qu’il leur reste, les paris qu’ils pourraient faire et les mesures possibles des risques à prendre et des profits qu’ils pourraient réaliser. Le groupe anglo-saxon, lui, doit passer des soirées bien mornes, à Macao, et fait preuve d’un grand sens du sacrifice professionnel, pour continuer à sourire, à prétendre s’amuser sur scène, alors qu’ils sont regardés comme des singes dans un zoo.

Quand je reviens voir Karina, elle est toujours électrisée par sa machine à sous. Elle me tire à elle, me pose la main sur sa poitrine, sur ses cuisses. Elle explose de joie quand elle gagne et m’enlace et m’embrasse. Je profite de la situation sans fièvre : je sais que je ne suis qu’un exutoire passager de son trop plein d’excitation. Mais enfin, je ne laisse pas passer l’occasion, non plus, de soupeser ce corps expérimenté. Ce n’est pas tous les jours qu’on a une Indonésienne sous la main. Elle me fait toucher l’écran, moi aussi, je m’exécute tandis qu’elle me caresse le dos et les bras car ses mains ne peuvent rester inutilisées. Pendant qu’elle joue, je lui prends la main libre et examine de près ses lignes de chance, de vie, ses lignes multiples qui font de sa paume un paysage désertique. Je regarde ses doigts, ses ongles. Je passe de ses mains à ses hanches, que je tripote l’air de rien. Les bourrelets de cette fille sont la volupté même. Shen Fu, dans le classique Fu Sheng Liu Ji (Six récits d’une vie flottante) écrit que « la beauté de la caresse vient de ce qu’elle est donnée naturellement, dans un moment de semi inconscience. »  Ce que je fais est bien naturel, et elle est bel et bien dans un état de semi inconscience ; nos caresses sont donc légitimes. Karina est absente, elle ne réagit qu’aux images qui défilent sur l’écran, ce qui rend notre petit jeu un peu lassant. Cependant, son visage, possédé par le démon du jeu, est l’objet de contractions et de déformations soudaines qui la rendent hideuse. Un sourire diabolique barre son joli minois, par instants, et me donne la chair de poule.

A une heure du matin, j’en ai plus qu’assez vu. Il faudra encore convaincre Karina de me rendre mon écharpe qu’elle porte depuis notre arrivée au casino, et briser une à une toutes ses tentatives de me faire rester.

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15 février 2006 3 15 /02 /février /2006 00:00

Le pied d'une femme fervente 

Karina dit que Dieu donne tout et qu’il peut tout reprendre. Que Dieu donne la vie, le bonheur, la chance ; mais, précisément, comment comprendre qu’Il m’ait donné toutes ces choses enviables, moi qui suis satisfait d’une réalité exempte de surnaturel ? Je suis à Macao, j’ai passé une merveilleuse journée… « Mais c’est grâce à Dieu ! Tout ça, c’est Dieu qui te l’a donné, c’est pourquoi tu dois essayer de croire. » Je lui avoue mon scepticisme devant le manque de logique d’un Dieu qui donne tant à un mécréant sans rien en échange ; s’Il était cohérent, il aurait dû me faire rencontrer une femme désagréable et moche, au lieu de quoi je tombe sur une délicieuse Balinaise qui me parle de vie éternelle. « Je suis comblé, Karina, au comble du bonheur ! »

Elle évoque son amour du chant religieux. Elle va dans les mosquées, dans les églises catholiques, dans les églises protestantes, dans les églises nestoriennes, et elle chante. Une fois les chants terminés, elle s’en va car « les longs discours l’endorment. » Dieu est déjà dans son cœur, elle n’a pas besoin en sus d’avoir « la tête cassée. »

Parler de Dieu la rapproche de moi et, par le mystère d’une force théologale, me rapproche d’elle en retour. Grand cœur d’artichaut, je fonds devant ses yeux sérieux et son sourire coquin. Pour chercher une explication scientifique au phénomène de l’amour, un chercheur américain, Arthur Aron pour ne  pas le nommer, a enfermé des hommes et des femmes qui ne se connaissaient ni d’Eve ni d’Adam dans des cellules, deux par deux. Dans chaque pièce, l’homme et la femme devaient échanger quelques détails sur leur vie personnelle et se regarder dans les yeux pendant deux minutes. L’expérience terminée, ils reconnaissaient ressentir un début d’attirance physique et un commencement d’attachement sentimental à l’endroit de leur partenaire. Que dire, alors, de ma Balinaise et de moi, qui nous regardons depuis quinze minutes, qui oublions le monde séculaire autour de nous pour voyager dans des zones éthérées, depuis le fond de nos yeux ? Je lui avoue que s’il m’était donné de la voir tous les jours, et que si tous les jours elle me parlait avec le même enthousiasme, peut-être me mettrais-je à croire en Dieu, et en tout ce qu’elle voudrait. Un chercheur américain pourrait aisément déceler, à mon état bio chimique et aux signes mesurables de mon comportement communicatif, qu’en effet, un mélange d’attirance physique, de tendresse et de sentimentalité prennent racine en moi. En définitive, peut-être que les chercheurs anglo-saxons ne disent pas complètement n’importe quoi. 

La tong qui se balançait sur un orteil depuis plusieurs minutes, tombe à terre. Karina ne la ramasse pas, elle garde les jambes croisées. Son corps est potelé mais son pied est fin et ses orteils parfaitement dessinés. Un tatouage au-dessus de sa cheville excite constamment mon regard. Elle dit qu’il représente le soleil. Nous parlons de l’art du massage des pieds et de ses effets sur le sommeil. Comme elle ne s’en est jamais fait faire, je lui en explique la procédure, en joignant, à mon tour, le geste à la parole. Son pied dans la main, j’appuie à l’endroit où, habituellement, je ressens une douleur. Elle dit que ça ne lui fait pas mal. J’appuie à d’autres endroits, elle n’a mal nulle part, alors je masse tout le pied en donnant force explication. Elle a l’habitude de ne pas porter de chaussure, la peau de sa plante de pied est sèche comme du papier. Le massage chinois se termine par le tibia et, précisément, un point juste en dessous du genou. Cet éclairage médical m’autorise à caresser le tibia le plus doux de tous les tibias que j’ai eu l’occasion de toucher dans ma vie. Ma main ne se souvient pas d’avoir caressé un os, mais une chatte, un corps souple et glissant et soyeux. Le mollet ne m’était pas accessible et nous étions dans un lieu public.

Emoustillée par le massage, elle me propose de partir boire, sans attendre les Africaines. Banco, dis-je, partons sans attendre. Elle va se changer et revient habillée comme une prostituée.

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14 février 2006 2 14 /02 /février /2006 00:00

Une question de méthodologie

 

 

Il fait nuit. De retour à l’hôtel, une fille, à l’accueil, attire mon regard. Petite, jambes nues, échevelée, elle parle en Dieu sait quelle langue avec un vieux Chinois assis. J’apprendrai bientôt qu’elle est de Bali. Elle me demande si je suis grec. La conversation commence, elle sera très serrée.

Ce n’est pas plus mauvais qu’autre chose, pour aborder les gens, que de leur demander s’ils sont grecs. Elle me fait asseoir à côté d’elle, sur un banc, et m’invite à me joindre à elle, et ses « amis » congolais et camerounais, pour boire gratuitement dans un casino. Des Camerounais et des Congolais, n’est-ce pas parfait pour parler football ? L’équipe de France doit rencontrer le Togo en phase finale de la coupe du monde, cet été, en Allemagne. Tout est réuni pour passer une excellente soirée, baignée par le charme de cette Balinaise. Elle me dira, sur le chemin du casino, que ses amis africains sont en fait des amies, « très sexy, avec de gros culs, chose que nous n’avons pas, nous, pauvres asiatiques. »

Elle était persuadée que j’étais grec. Mon visage, mon front, ma barbe naissante le lui indiquaient, je n’avais rien de français. Mais elle ne connaissait rien à l’Europe, elle n’y avait jamais mis les pieds ! « J’ai vu un livre de méthodologie grecque, il y a des images, et les hommes ont le même visage que toi. » Elle pointe mon front, mon nez et la forme de mes yeux. Tu as vu ça dans un livre de méthodologie ?

Ses amies africaines étaient à l’église, à un service de nuit, visiblement. « On les attend et on va se saouler la gueule, d’accord ? 

- D’accord, mais je n’aime pas me coucher très tard.

- Pourquoi ? C’est les vacances, pas besoin de dormir tôt. »

- Vacances ou pas, j’aime le matin. »

Je compare le soleil à ses yeux, ça la convainc aussitôt. En réalité, elle ne croit pas que je résisterai à l’attrait d’une nuit de fête. Elle-même y résiste si peu qu’elle ne fait rien d’autre. Elle dort la journée.

Elle me parle de son avenir et de ses rêves d’avenir : aller au Royaume Uni, puis aux Etats-Unis, et là-bas, se marier et avoir quatre enfants. Elle est prête à épouser un homme musulman ou chrétien, peu importe la religion du moment qu’il croit en Dieu. Et s’il ne croit pas en Dieu ? « Ce n’est pas possible. » Elle me perce vite à jour. « You not believe ? » La conversation devient théologique en diable. Cette Indonésienne, aux faux airs de Philippine cherche d’abord à me convaincre de l’existence de Dieu, de son omnipotence, mais aussi de sa nature secrète et mystérieuse ; ensuite à me convertir à la foi musulmane qui est la meilleure de toutes et la seule qui nous assure d’être, après la mort, « comme un bébé qui naît », alors qu’un infidèle qui meurt est condamné à être sempiternellement « piqué, mordu et mangé par des serpents, toutes les heures, à chaque minute, des serpents sur toutes les parties de ton corps. » Joignant le geste à la parole, la belle prosélyte me pince gentiment le bras, la cuisse, la main et l’aine. Je ne donne pas cher du modèle occidental si Al Qaida recrute de telles émissaires pour nous mettre sur le chemin du Prophète.

Elle me conjure d’essayer de croire en Dieu, que la foi me rendra plus heureux. Or, moi, s’il y a un domaine où je suis imbattable, c’est le bonheur. Je ne suis pas le meilleur des hommes, mais je suis un des plus heureux. Elle me croit instantanément. Elle me dit que ça se voit sur mon visage, compliment qui me touche beaucoup plus que d’être comparé à un demi-dieu de la méthodologie grecque.

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13 février 2006 1 13 /02 /février /2006 03:39

Grisé, chipé par l’ondulation des rues de Macao, je n’étais pas chez moi, j’étais chez d’autres, chez des Portugais qui habitent en Chine. Outre les nombreuses langues qu’on entend dans les rues, le cantonais domine avec ses notes plaintives, et le portugais est parlé ; ou tout au moins, il est entendu. Dans le bâtiment de la Santa Casa da Misericordia, sur le Largo do Senado, un collectif religieux macanais a ouvert un café confortable. La bière et le café n’y sont pas très chers et la télé est branchée sur une chaîne portugaise. Les serveuses parlent portugais, cantonais et anglais. Si le voyageur insiste, elles parleront certainement mandarin. Pourquoi s’enfermer dans un café alors que la ville respire au dehors ? Pour concentrer et circonvenir l’excitation. Je retardais le moment de m’enfoncer dans les rues afin de distiller le plaisir d’être là. Ce n’est pas que j’étais heureux d’être à Macao, c’est que le fait d’être à Macao me rendait heureux d’exister. C’était le bonheur simple et plein d’avoir deux jambes, de pouvoir regarder, de m’asseoir où je le voulais ; c’était d’avoir des possibilités innombrables devant moi. Je pouvais prendre un café, ou une bière, ou un jus de fruit, tout m’était ouvert. Je restais dans le café pour que ces possibilités se cristallisent. Je commandais une bière, un café, j’aurais pu commander d’autres choses mais je me contenais par esprit de luxe. L’homme richissime connaît le plaisir de ne pas acquérir tout ce qu’il désire au moment où il le désire.

Puis il y eut un moment où je me sentis prêt à sortir, prêt à accueillir toutes les vibrations des rues. Les maisons portugaises, aux couleurs jaune, verte, ocre, jouaient avec les caractères chinois et variaient d’ouvertures de persiennes, tout en gardant cette morgue, cette élégante hauteur que l’on retrouve dans toute l’Europe méridionale.

             

J’entrai dans une boutique et achetai une veste. Je fus moi-même surpris de ce geste brusque. J’avais pourtant prévu de ne rien acheter, mais comme je me sentais richissime, plus rien ne pouvait freiner mon désir de consommer la ville. Je découvris alors une loi économique que tout le monde connaît depuis longtemps : on ne consomme pas lorsqu’on en a les moyens, mais quand on se sent bien, ou dans le but de se sentir bien.

                                                        

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