Faire des courses, en Chine, est usant. Il va sans dire que les commerçants annoncent des prix exorbitants quand ils voient un étranger arriver, et plus on reste de temps dans le pays, mieux on connaît les prix relatifs et plus le voyageur se sent dégoûté d’être pris à ce point pour un idiot. Une patate douce, cuite dans les fours transportables le long des rues, on n’a pas peur de vous la vendre trois yuans alors qu’elle ne vaut que cinq jiaos.
Il faut toujours se sentir prêt à négocier, car eux sont toujours prêts. Si vous ne le faites pas, vous ruinez, dans les yeux du commerçant, les tentatives des autres étrangers à obtenir des prix raisonnables. C’est la différence entre les touristes et les expatriés : les touristes peuvent avoir pitié des commerçants, voire être impressionnés par leurs grands gestes et leurs cris d’horreur. Les expatriés, en particuliers ceux qui gagnent aussi peu que les Chinois, comme c’est le cas de votre serviteur, se sentent parfois condamnés à avoir l’air d’un touriste, c’est-à-dire d’un immense porte feuille ambulant.
Et surtout, il ne faut pas croire que les commerçants vous rappellent systématiquement quand vous faites mine de partir. C’était le bon temps, cela. Aujourd’hui, nombre d’entre eux sont prêts à perdre un client, même un client qui pourrait dépenser assez d’argent pour multiplier par trois ou quatre le prix de revient d’un article. Pour le commerçant moderne, ne pas voler un étranger est une mauvaise affaire, et ce même dans un contexte de grande concurrence.
L’étranger qui ne se fait pas avoir est un étranger qui n’achète jamais rien. Celui qui se vante d’avoir baissé le prix considérablement ne se doute pas de la marge qu’a réalisée le commerçant.
Si la position de l’étranger est inconfortable, c’est aussi que ses amis chinois aiment se moquer de lui à chaque fois qu’il mentionne un achat. En toute gentillesse, ils rigolent et vous disent qu’ils n’auraient pas acheté la même chose à ce prix. Ils n’ont pas tort, du reste, mais si vous faites les courses avec eux, ils sont outrés de vous voir intraitables dans les négociations. Le fait qu’un étranger joue le même jeu qu’un commerçant local et refuse le rôle rassurant du laowai qui se fait berner, gêne le sens patriotique omniprésent, larvé et enraciné dans le cœur des Chinois. C’est un manque de respect vis-à-vis de l’étiquette. Le Chinois vénère son père, adore son fils, respecte ses professeurs, méprise les serveurs, admire et gruge les étrangers.
Le voyageur profite de cet état de fait pour se détacher des biens de consommation, lui qui consomme déjà peu ; il reste fidèle à sa précarité et abandonne l’idée de posséder des choses.